Chapitre 1 : Jean le voyant.
Il n’était que cinq heures du matin, mais il se décida à se lever.
Tout d’abord, petite présentation du « il » : un homme d’environ trente ans (en fait, il en avait trente-deux), nommé Jean par l’état et « toi ! » par la plupart des autres gens. Des gens qui retenaient son nom, il avait fait ses amis, ou tout du moins son cercle de connaissance.
Jean, puisque c’était son nom, pensa appeler une de ses connaissances, mais hésita. Il est vrai qu’il était encore tôt, et pas besoin de lire dans les pensées des gens pour savoir qu’il ne valait mieux pas les déranger avant le lever du soleil.
Et lire dans les pensées, Jean le pouvait, justement.
Il abandonna donc l’idée d’un appel matinal et se dirigea vers sa cuisine, pour préparer un petit déjeuner.
Jean avait lu quelque part qu’un petit déjeuner devait être copieux ; et avait aussi remarqué que la majorité de la population de la ville y croyait dur comme fer. Sa confiance parfaite dans l’humanité le poussait donc à des repas matinaux frugaux, quand il n’étaient pas inexistants. Une petite tartine, une tasse de thé, ça allait bien…
Il fit cependant une entorse ce matin : il avait du temps à perdre. Il commença à réchauffer suffisamment d’eau pour deux ou trois tasses pleines, sortit sa réserve de gâteaux, et se détendit dans sa chaise.
Bien entendu, il connaissait son pouvoir, en usait et en abusait. On le trouvait perspicace, doué pour résoudre les énigmes : il cherchait simplement la réponse dans l’esprit de son interlocuteur.
Maintenant, avançons-nous un peu plus dans son caractère : il y a encore quelques années, il voulait simplement rendre service. Il avait supposé que devenir psychologue serait le meilleur moyen d’y parvenir.
Cependant, après quelques années, il en a eu assez d’attendre des heures pour que ses clients lui disent ce qu’il avait lu au départ. Cette frustration l’avait aigri, il était devenu extrèmement égoïste et présentait à trente-deux ans toutes les caractéristiques du sexagénaire déçu. Si les gens le supportaient, c’était simplement pour ses « merveilleuses capacités logiques ». S’ils savaient que c’étaient les leurs !
Son eau était chaude, il versa la première tasse et laissa son thé infuser. Il avait bien sûr abandonné son travail de psychologue, et se servait de ses talents pour abuser les crédules. Il se faisait passer pour un voyant. Et gagnait une fortune de cette manière.
Il en eut marre après sa seconde tasse. Il partit donc, le soleil se levait à peine. Une majorité de l’humanité aurait sans hésiter déclaré se spectacle magnifique, « Un chef d’œuvre de mère nature » (Jean avait déjà entendu l’expression), et auraient regretté de ne pas s’être levée plus tôt afin de l’observer.
Pas Jean.
Sa triste routine le menait toujours par le même chemin vers sa roulotte de voyant. Il avait installé son bureau dans une roulotte parce que ça faisait plus « vrai » ; et pour cette même raison, une boule de verre trônait sur la table. Jean s’installa et attendit.
Un optimiste passa à portée. Jean détestait les optimistes, la plupart du temps, leurs pensées niaises étaient dominantes, et affleuraient : il fallait à peine se concentrer pour les percevoir. Et dans une foule, ces pensées avaient tendance à cacher celles plus profondes, plus intéressantes.
Jean, à trente-deux ans, n’avait guère qu’un plaisir : écouter. Il s’introduisait dans les pensées de la populace, et écoutait. Il se moquait des idiots, flattait les puissants, glanait la connaissance des savants, évitait les cruels, et…
Sursautait lorsque la porte s’ouvrait à la volée. L’optimiste était entré. Crétin.
‘Bonjour’, fit-il. ‘Vous voulez écouter votre bonne aventure ? C’est vingt euros.’
L’homme ne répondit pas. Pas grave, de toute façon, Jean se concentra un peu et observa ses pensées. Il apprit ainsi qu’il n’était pas seul, que la police encerclait sa roulotte, que les services secrets fouillaient sa maison et que les extraterrestres venaient envahir la tête…
Minute… Il se moquait de lui, là !
Jean comprit trop tard. L’homme était derrière lui et l’assommait avec sa boule de verre qui faisait si « vrai »...